Marguerite Duras, Moderato canabile
180 x 60 cm - 2020


Commentaire de l'artiste 

Il n'y a pas d'analyse ni de démonstration dans Moderato cantabile. C’est l’époque du Nouveau Roman. Il y a seulement le spectacle immersif du réel qui se déroule, comme lorsqu'une mélodie chantée nous entraine un peu malgré nous. Moderato cantabile, la sonatine toute simple de Diabelli, donne une trame à la fois modérée et chantante au défilement modulé des pages calqué sur l’analyse spectrale du son. Les pages du livres portées par les variations de la musique se déroulent devant l’égo de l’auteure dont on peut imaginer le regard fixé au centre de la composition. Comme elle, il faut s’approcher davantage pour que les feuillets apparaissent dans cet angle de vue. Car entre Marguerite Duras et son incarnation dans Anne Débarède, du je au je, il y a une proximité évidente. Duras puise dans son vécu les tourments d’une passion amoureuse passablement autodestructrice. Anne et Marguerite s’enivraient à mort pour traverser l’amour fou. Dans le roman, Anne dit que la sonatine évoque pour elle la « damnation de son amour ». Elle se laisse guider par la musique prise du désir de reproduire la "chanson" de la femme tuée et de son amant assassin, un couple maudit qu’elle a croisé par hasard au début du récit. Chanter, c’est emprunter. Cantabile. Anne est une femme passive, indéterminée, sans caractère ni consistance. Sans volonté, sinon celle de laisser le vin guider ses pas avec Chauvin, l’homme rencontré qui partage sa fascination suicidaire. Anne est moderato, modérée, comme un point zéro. Sans érotisme, l’amour est un anéantissement pour elle. Dans la réalité de Duras, la folie amoureuse a pris un chemin différent. Quand elle écrit Moderato Cantabile, elle traverse un maelstrom passionnel avec Gérard Jarlot, son bel amant. Un étalon. Elle découvre l’érotisme extrême, teinté de violence, comme dans une « chute délicieuse », dit-elle. L’alcool leur sert à glisser plus encore. Pour se perdre assez. Pour souffrir et jouir encore plus, jusqu’au bout du voyage. Tout en bas de la composition photographique, au fond de l’âme, une portée à la couleur vineuse ne retient pas les notes. Les pages s’élèvent dans le noir, la nuit, le néant. Comme pour dire le vide sous ses pieds dans une danse de mort. Qui a vécu sans réserve la folie d’une passion amoureuse sait cela. Mais Marguerite Duras dira qu'écrire un livre « démontre qu'elle n'est pas encore morte ». Cet amour sulfureux aura au final été pour l’écrivaine une expérience précieuse car Moderato cantabile constitue une rupture radicale sur le plan littéraire. Une libération. Dans ce livre, l’écriture de Duras s’est dépouillée de tous les artifices. Elle dit : « Il faut démolir la grammaire » pour écrire la folie. Son style s’y affirme, original, unique même, doté d’une précision et d’une énergie que le travail forcené de Duras rend possible. Délivrée de l’influence de Becket, d’Hemingway, elle écrira désormais avec une énergie issue de sa seule intériorité. Il n’est pas fortuit que les pages du livres apparaissent détachées, oublieux de l’idée de reliure, comme portées par l’inspiration singulière qui les habite, libres.

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