Le livre est photographié une deuxième fois, après avoir tourné une page, afin de montrer le poème dans son entièreté. Quand la lecture d'une page s'achève, avant qu'une autre vienne et que les mots recommencent plus tard, un moment de silence doit être traversé. Nous en avons peu conscience mais cet interstice reçoit la visite de notre esprit. Dans la composition, un espace mental s’ouvre en arrière-plan du livre et une autre page bleue apparaît. Projection du lecteur, elle est plus grande. L’espace d’un court instant, le lecteur peut y apercevoir la chevelure dorée de la sorcière de Bacharach, la Lorelei d’Apollinaire. La pensée du lecteur transperce l’éther bleu pour rejoindre ce qui se trouve en-dessous et le mot « blonde » apparaît en lettres jaunes. Ainsi peut s’établir un supplément d’affinité entre le lecteur et le poème. Guillaume Apollinaire fut un des premiers poètes à abolir la ponctuation. Il a placé l'intelligence entre parenthèses. Avant tout, il dit les élans du cœur et les désespérances qui les entrainent. L'amour, la mort. Le lecteur aborde le moment où la page est tournée sans avoir dû subir les coups de freins des points ou des virgules. Il est transporté par un flux ininterrompu d’émotions dont la rémanence est d’autant plus grande pendant cette période qui précède la lecture des premiers mots de la page suivante. Voilà ce qui a justifié le choix de ce poète pour aborder cette idée d’une « page bleue » supplémentaire et invisible. La Lorelei qui inspire à Apollinaire l‘un de ses plus attachants poèmes est à l’origine une figure mythique du folklore germanique. C’est une nymphe des eaux, une nixe, une sorte de sirène qui envoute les marins et les fait chavirer dans le Rhin. Dans la littérature du XIXème siècle et au-delà, elle incarne l’amour passionnel. La simple vue de sa longue chevelure blonde avait le pouvoir de charmer en un instant les hommes qui l’apercevaient. Apollinaire a choisi cette figure maléfique de la femme trop belle à une époque de sa vie que plusieurs déceptions amoureuses ont marqué par la souffrance. La lecture de son recueil intitulé « Alcools » donne cependant le sentiment d’une œuvre solaire. « Mon âme au soleil se dévêt », dit-il dans un autre de ses poèmes. Le fond jaune et chaud de la photographie, autre blondeur, est là pour le rappeler. Il tend opportunément à se confondre avec la teinte familière du papier vieilli. Lui aussi semble produire une chaleur, celle de l’amitié que l’on peut ressentir pour Apollinaire quand on est tombé sous le charme de sa poésie. >>> Back