Pour Roland Barthes, la photographie est un scandale. Car elle ose montrer à la fois la mort et la vie. Simultanément. Celui ou celle dont l’image est saisie dans un moment de vie est soit déjà mort ou alors va mourir. Ces deux vérités ne peuvent être dissociées. Et il frémit, comme nous parfois, face à cette conjonction incontournable qui se fait aporie pour la pensée. Puisque les temps se chevauchent, pour nommer l’inéluctable écrasement d’un passé par sa disparition future, Barthes invente le concept si particulier du « ça-a-été ». Deux modestes tirets annoncent que l’image figée de la vie dévoile inexorablement la mort. Il ne reste ensuite dans le monde que le regard du « spectator » sur une personne ou un objet réduit à n’être qu’un « spectrum ». Dès lors, photographier les pages de son livre, plus que pour tout autre, ne peut qu’être un regard porté sur l’abime. Pourquoi s’étonner que le texte ait disparu dans cette composition photographique ? Son auteur l’a pensé et écrit. Puis il a été lu pour être ensuite photographié. Et pour signifier que ce moment de lecture figé est lui-même un « ça-a-été », l’image ne laisse ici plus voir que les annotations et autres exergues du lecteur. Dans un précédent ouvrage intitulé « La mort de l’auteur », Barthes introduisait déjà cette idée centrale de sa pensée : « la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’auteur ». Un sentiment de pitié nous saisit, comme l’exprime Derrida, quand on sait que Roland Barthes mourut un mois seulement après la parution de « La chambre claire. Ce n’est donc pas nier son œuvre mais bien lui rendre hommage de la faire disparaître sous nos yeux. Regarder une photographie ou lire un texte, expérimenter la forme ou le langage, c’est produire du sens par soi-même. Mais il y a autre chose, sorti de l’obscure, dans cette chambre claire. Une présence familière habite le territoire de la mort qu’explore Roland Barthes. Celle de sa mère avec qui il a partagé toute son existence jusqu’à sa disparition, peu avant qu’il rédige ce livre. Dans la composition, une sphère - évocation de la relation fusionnelle de Barthes avec « Mam » - soulève le livre et donne une direction à la flèche de pensée bleue qu’il contient. Car cet ouvrage est à la fois un essai et un récit personnel. Barthes commence par l’analyse de la photographie confrontée à ses limitation. Dans la seconde partie du texte , il raconte ce que lui a révélé la redécouverte d’une ancienne photo de sa mère prises lorsqu’elle était enfant. A cet instant, quelque chose de plus essentiel lui apparaît. Sa pensée évolue, au risque de se contredire, parce que dit-il « Je devais descendre davantage en moi-même pour trouver l’évidence de la photographie ». Il découvre alors que rencontrer la vérité dans la photographie, ce qu’il appelle faute de mieux « l’air » vrai, quoiqu’indéfinissable, passe par l’épreuve de la Folie. Voir sa mère enfant, comme s’il pouvait l’adopter pour la faire revivre, le fait ressentir une « souffrance d’amour ». Mais Mam est bien morte, il ne le sait que trop bien. Le sentiment de pitié qui pousse le fils à embrasser l’image de sa mère qui va mourir et qui est morte est forcément fou. La sphère rose, couleur d’un tendre amour filial, isolée dans le noir néant qui entoure et soutient le livre, aurait pu avoir une signification évidente pour Roland Barthes s’il avait pu voir cette composition photographique. >>> Back