Baudelaire, Les Fleurs du mal
60 x 111 cm - 2013


Commentaire de l'artiste 

La synesthésie est la capacité neurologique de rapprocher des sensations appartenant à différents modes de perception. Chez certains individus, des lettres, des notes de musique ou des chiffres font apparaître des couleurs qui leur correspondent. Beaucoup d’autres associations perceptives peuvent exister, jusqu’aux plus curieuses. Bien des artistes disposent de cette faculté ou usent de procédés qui s’en inspirent. La poésie de Baudelaire est parsemée de ces synesthésies qu’il appelait correspondances. Il observe que « Tout, forme, mouvement, nombre, couleur, parfum, dans le naturel comme dans le spirituel, est significatif, réciproque (…) correspondant. » Baudelaire pense que « … Dieu a proféré le monde comme une complexe et indivisible totalité » et que ces correspondances, fussent-elles stimulées par le haschisch, révèlent que par nature « les choses sont toujours exprimées par une analogie réciproque ». Il donne ainsi un fondement théorique au mouvement symboliste qui fait du poète un « déchiffreur » des correspondances entre monde matériel et monde spirituel. Dans ses propos de critique d’art, plusieurs témoignages de Baudelaire sont révélateurs d’une forme de synesthésie assez particulière. En 1845, lorsqu’il découvre les œuvres du peintre américain Georges Catlin, il rapporte avoir été très profondément marqué par la vision des couleurs rouge et verte peintes sur les visages d’indiens d’Amérique. Baudelaire voit dans ce rouge « la couleur du sang, la couleur de la vie ». Il ajoute « … cette couleur si obscure, si épaisse, plus difficile à pénétrer que les yeux d’un serpent ». A propos du vert il dit « … cette couleur calme et gaie et souriante de la nature ». Dans « Les Fleurs du mal », la couleur rouge est au cœur de si nombreux poèmes qu’elle apparaît comme un fil conducteur. Cette couleur « terrible » pour Baudelaire y incarne à la fois la notion de souffrance et de création, comme par exemple dans « La Fontaine de sang ». Dans la photographie, l’ensemble des poèmes des « Fleurs du mal » concernés par la couleur rouge apparaissent en arrière-plan du livre. Les caractères qui les composent sont extraits du papier afin de rendre perceptible un mouvement traversier dans la composition. Cet élan est accentué par la présence d’une sorte de flèche rouge qui, telle une force motrice, pointe vers l’avant tout en englobant l’image du livre qu’il tracte. La forme verte située à gauche de la photographie est plus petite, incluse dans l’image du texte. Elle imprime un faible mouvement contraire tout en indiquant une origine. Dans le recueil, la couleur verte n’est que peu présente, attribuée au « vert paradis des amours enfantines ». C’est une façon de rappeler l’enfance triste du poète dont le père meurt trop tôt. Le mouvement général présent dans la composition est la résultante de ces deux flèches. Au départ d’une conscience malheureuse acquise à l’horizon de ses plus anciens souvenirs, par un mouvement de réaction, Baudelaire a développé le principe actif de sa création. Une précieuse mélancolie alimente son œuvre en énergie. Sans le mal-être fondamental et originel de Baudelaire, pas de spleen, rien de sublime. Dans « Epigraphe pour un livre condamné », Baudelaire aborde la nature profonde de son œuvre si mal accueillie. Le rouge et le vert qui colorent les mots évoquent les tonalités de l’âme qui leur correspondent. Il est frappant de constater que cette coloration révèle, au-delà des rimes formelles, une rythmique du sens. La photographie donne au final une interprétation synesthésique des « Fleurs du mal » où les couleurs rouge et verte font l’objet d’une analogie globale entre la vie et l’œuvre de Charles Baudelaire.

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