Walter Benjamin, Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit
122 x 122 cm - 2016


Commentaire de l'artiste 

Dans « L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique », Walter Benjamin introduit l’idée que la reproduction en série des images par des moyens techniques est la cause du dépérissement de l'aura des œuvres d’art. Celles-ci perdent leur unicité et il parle de « catastrophe » pour décrire l’évacuation de l’authenticité qui les caractérisait. Ici, la composition suggère que l'opposition entre aura et sérialité demeure sous tension, comme un regret persistant dans la pensée du philosophe. Un grand triangle isocèle pointe vers le bas pour indiquer un « ici-et-maintenant ». Cet « hic et nunc » est la condition d’existence de l’aura que Walter Benjamin définit comme une « apparition unique d'un lointain, si proche soit-il ». La pointe du triangle ne touche pas le sol. La forme semble flotter comme libérée des lois de la gravité car elle est dans la sphère mentale du sacré. L’angle supérieur droit est abaissé et laisse se diffuser lentement une subtile clarté dans un fond bleu qui figure un espace où se déploie la pensée. Cette clarté ne constitue cependant pas une onde lumineuse. Il s’agit plutôt d’une matière luminescente qui, telle un liquide visqueux, se dilue en fonction de la distance de sa source. Cette propriété permet à la lumière de passer sous la pointe inférieure du triangle rouge avant de remonter en son amont. Il s’agit évidemment d’une impossibilité photographique. Mais cette expression donne écho à l’idée d’unification de deux opposés contenus dans l’oxymore de la définition de l’aura par Walter Benjamin. C’est donc parce que l’aura se compose à la fois de proximité et de lointain que le triangle apparaît nimbé dans un contraste clair-obscur. La partie plus sombre se situe en haut à gauche de la composition, évocation de distance à la fois spatiale et temporelle. La partie plus claire débouche sur le centre de la composition, au plus près du regard. A droite, après un vide généré par une opposition, apparaissent quatre fleurs jaunes dont les pétales sont constitués par cinq éditions identiques du livre de Walter Benjamin. Cette évocation explicite de la célèbre sérigraphie d’Andy Warhol intitulée « Flowers » incarne ici la notion de sérialité. En s’adressant aux masses au moyen d’images de la vie quotidienne (ici une photo de fleurs trouvée dans un journal) et par la pratique des tirages en séries, l’Art Pop fait volontairement disparaître les notions de lointain et d’unicité qui caractérisent l’aura. Les fleurs de Warhol se présentent en désordre par rapport à l’original. L’opposition à l’aura, au moment de la « catastrophe » a bousculé et poussé les séries de livres-fleurs dans la partie droite de la composition. Contrairement au triangle rouge, les fleurs jaunes sont soumises aux lois de la gravité. Elles se superposent dans une mise en équilibre compliquée à l’image d’une mécanique à la fois délicate et absurde. Cette approche différenciée de la pesanteur est une façon de signifier le passage de l’authenticité à la technicité. Dans la période entre les deux guerres, le développement technique crée un tournant dans l’histoire de l’art. Tout autant, il marque les conflits armés et plonge l’auteur dans un profond désarroi. Bientôt, il préférera se donner la mort pour échapper à cette violence nazie qui prétend « liquider l’aura » pour « esthétiser la guerre ». Le désir abandonné de retrouver l'aura perdue est une vérité tragique du livre. La position chaotique des fleurs jaunes montre que Walter Benjamin aura vécu son époque comme une chute. Parce que sa philosophie est marquée par des hésitations et parfois des contradictions (il rédigea quatre versions de cet essai), un des livres qui composent les fleurs jaunes subit une dégradation rendue visible par le froissement progressif de sa couverture. Cette blessure du livre s’aggrave au fur et à mesure que la matière d’ombre bleue se concentre dans le coin inférieur droit de la composition pour prendre la direction d’un futur inquiétant. Une perception globale de la composition dévoile une opposition fondamentale entre une couleur rouge, chaude qui rapproche et une couleur jaune, froide, qui éloigne. Le travail effectué ici à la fois sur la forme et la pensée constitue au final ni plus ni moins qu’une invocation de l’aura benjaminienne.

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