Borges, El Aleph
98 x 180 cm - 2012


Commentaire de l'artiste 

Dans le récit, un écrivain qui est Borges est amené à découvrir un Aleph dans une cave sombre, c’est à dire un « lieu où se trouvent sans se confondre, tous les lieux de l’univers, vus de tous les angles ». En un instant, il a vu tout ce qui s’est produit et se produira. Mais dire l’infini n’est pas possible. Le Borges de la nouvelle dit « Ce que virent mes yeux fut simultané : ce que je transcrirai, successif, car c’est ainsi qu’est le langage ». La seule description possible de l’Aleph consiste en une énumération des points de vue qui ne peut s’achever. Le constat d’une aporie conduit à l’aveu élégant d’un échec. Il. Le Borges admet dans l’histoire qu’il n’y a pas de « centre » à son récit qui aurait pu servir à sa structuration. Et il ajoute : « ici commence mon désespoir d’écrivain ». Dans la photographie, les pages du texte entier de la nouvelle sont assemblées en une boucle dont le parcours est ininterrompu ; sans début ni fin. Elle forme un ruban de Moebius dont la caractéristique mathématique est d’avoir une seule face, ce qui paraît impossible selon le sens commun. Autrement dit, les mots n’ont ici pas d’envers. Comme un miroir sans reflet, en parfaite symétrie entre le sens et l’absence de sens. L’infini de Borges s’exprime au travers de cet oxymore matériel qui adopte la forme du symbole qui lui correspond. Dans un au-delà du langage, comme il se doit ici, la forme impossible de ces pages reliées en une surface unique restitue de façon implicite la propriété inintelligible de l’infini. Le ruban de Moebius représenté ici comporte une ressemblance avec le caractère aleph qui est la première lettre de l’alphabet hébraïque. Cette lettre éponyme du titre de la nouvelle de Borges symbolise l’unicité de Dieu. Unicité qui a pour corolaire l’attribut d’infinité qui caractérise le divin. En effet, l’aleph est le Un présent dans toute choses. Il n’existe pas de lien historique entre le caractère aleph et le symbole mathématique de l’infini. Mais on connaît l’intérêt de Jorge Luis Borges pour la Kabbale juive, tout comme sa fascination pour les mathématiques. Ces deux sujets d’érudition apparaissent à plusieurs reprises dans son œuvre. Dans ma composition, souligner une ressemblance entre le symbole de l’infini, l’aleph hébraïque et la forme que peut prendre un ruban de Moebius est donc bien une expression métaphorique. Comme il y a lieu dans l’espace de pensée de la littérature. Le constat d’un perpétuel échec de l’esprit dans toute tentative pour saisir l’infini constitue un thème récurrent chez Borges. La « Bibliothèque de Babel » est incommensurable. Les pages du « Livre de sable » sont innombrables. Le « jardin aux sentiers qui bifurquent » est un labyrinthe de labyrinthes. Il y a bien d’autres exemples de belles apories chez Borges et chacun est l’aveu élégant d’un vide. Ce vide est évoqué par le large fond noir sur lequel est posé le livre. L’agnosticisme de Jorge Luis Borges ne lui permet pas de faire sien un autre acte de foi. Il ne croit pas en la possibilité de la connaissance ce Dieu. Pour l’auteur argentin, l’homme cultivé ne peut à la fois aiguiser son esprit et le laisser se fondre dans une croyance quelconque. Par contre, l’esthétique du vertige métaphysique que suscite la proximité de l’infini séduit l’écrivain au plus haut point. Parcourir du regard la course du ruban formé par le texte de la nouvelle de Borges produit une sensation physique de vertige.

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