Si le récit de Cervantes est porteur d’universalité, c’est parce qu’il évoque sans détours la confrontation de l’esprit à la réalité. Cet éternel obstacle à nos rêves. A gauche de la composition, les ailes du moulin de la Mancha sont au départ objets concrets, vides de signification, « X », quand elles sont formées par les pages du livre privées de texte. Brutales et blanches, mécanique sans conscience, elles frappent et terrassent Don Quichotte. Plus haut au centre de la composition, les ailes du moulin ne sont plus formées que par les mots du récit débarrassés du papier. Ils existent là comme pensée, uniquement, hors du monde lorsque se libère l’imagination. Et c’est un déchainement, aussi, car Don Quichotte fait du territoire des songes un lieu propice à l’audace au risque de se faire rosser par des géants inventés mais non moins brutaux. A droite, caractères imprimés sur le papier, les pages sont complètes. Elles forment l’œuvre de l’auteur au-delà du regard de son héros. Cervantes a voulu que cette notion de création littéraire soit présente dans le livre. Dans la seconde partie du récit, Don Quichotte apprend que ses aventures passées ont fait l’objet de textes publiés qui l’ont rendu célèbre. Comme pour dire que sans cet englobement des contraires que la création fait advenir, ni le réel ni l’inventé n’auraient droit de cité. Thèse, antithèse, synthèse. Le Don Quichotte de Cervantes est une dialectique. Tandis qu’un tout petit triangle placé au centre se veut expression de la faiblesse fondamentale de Don Quichotte. Une faiblesse sublime qu’il offre sans cesse à son idéal. Une faiblesse d’autant plus grande qu’il ne concède jamais rien au réel. Et cela exige une volonté sans limite qui rougit le triangle dont les trois angles minuscules suffisent à renforcer et équilibrer toute la composition. La puissance paradoxale de cette toute modeste représentation formelle du « chevalier à la triste figure » provient d’une inversion proportionnelle par rapport à la taille humainement excessive des moulins. Car l’homme qui rêve transforme sa fragilité en grandeur. Trois croix énormes pour dire le grandiose de l’union tumultueuse du réel, de l’imagination et de la création dans le chef d’œuvre de Cervantes. Mais l’ascétisme du héros, son dénuement, ses vaines espérances, tout cela fait que les ailes de moulins apparaissent diaphanes. Discrètes pour laisser place à la compassion que Don Quichotte mérite et que nous devons ressentir à son égard. Comme possiblement à nous-même. >>> Back