Kafka, Das Schloss
120 x 120 cm - 2014


Commentaire de l'artiste 

Peu de romans ont suscité autant d’analyses différentes et souvent divergentes. L’âme du livre de Franz Kafka semble insaisissable. Dans « Le Château », il n’y a de certain que l’incertain. Si ce n’est que K., le principal protagoniste, l’arpenteur qui ne pourra jamais atteindre le Château, est de toute évidence l’incarnation littéraire de l’auteur. Voilà pourquoi la composition photographique s’articule sur ce que l’on peut savoir du vécu de Kafka. La figure paternelle écrasante, constamment désapprobatrice, autoritaire et blessante est à la cause première des complexes de son fils. L’inaccessibilité du Château pour K. semble bien être la métaphore de sa relation empoisonnée entre Franz Kafka et son père pour qui le métier d’écrivain n’est rien. La succession des tentatives ratées de rejoindre le Château alimente sans cesse le sentiment d’impuissance de K. L’auteur en décrit l’absurdité dans un roman dont la lecture à ses amis était prétexte à éclats de rire. Dans leur approche psychanalytique, Deleuze et Gattari soulignent que la révolte désespérée contre le père prend la forme d’une comédie. C’est parce que Kafka ne prend pas son oedipe au sérieux qu’il ne sera jamais assumé et qu’il se vouera à une indétermination définitive. Sans qu’il lui soit possible d’affirmer son identité. Indétermination, c’est l’élément clé qui qualifie toutes les situations auxquelles le héros est systématiquement confronté dans le roman. Sans cesse, K. doit rebrousser chemin ou renoncer à comprendre ce qui lui paraissait vrai l’instant d’avant. La présence de deux triangles isocèles inversés dans la photographie est inspirée par le schéma mathématique qui représente le principe d’indétermination formulé par Werner Heisenberg dans son étude de la physique quantique en 1927, soit un an après la publication du « Das Schloss » de Franz Kafka. Cette règle révèle que plus on connait avec précision la position d'une particule, moins on connait sa vitesse, et vice versa. Il sera toujours impossible de connaître simultanément la valeur exacte de l’une et l’autre. Ici, le triangle jaune correspond aux efforts de K. pour rejoindre le Château. Ses élans d’espérance sont autant de mouvements mesurables de sa psyché. Au mieux le lecteur perçoit cette « vitesse », au plus sa compréhension des efforts de K. se rapproche du sommet du triangle jaune. Une mesure exacte de ce mouvement est donnée par l’image du livre posée sur la pointe du triangle dans un déséquilibre à la drôlerie pathétique. La couleur jaune évoque le rire de Kafka. Les pages sont ouvertes sur le début d’un chapitre intitulé « Bittgänge », mot emprunté au langage religieux qui désigne une supplique processionnaire. La clarté des pages blanches correspond à celle que l’effort d’écriture offre à l’auteur. Le triangle mauve correspond aux efforts de Kafka pour définir son identité, c’est à dire la position qu’il peut légitimement revendiquer au sein du village qui se situe au pied du château. Le lecteur constate chapitre après chapitre que K. ne sera jamais accepté comme membre à part entière de la communauté. C’est d’ailleurs ce que confirment les notes laissées par Kafka au sujet de la fin de ce livre qu’il a laissé inachevé avant de mourir. Au final, lorsque l’on parvient à la pointe du triangle mauve, on comprend que Franz Kafka a subi le même sort que l’image de son livre qui apparaît écrasé dans la photographie. Le livre est refermé et s’enfonce dans les ténèbres de la négation du moi subie par Franz Kafka. La couleur mauve évoque sa désespérance. Le sentiment d’indétermination que produit la lecture du livre est renforcée par une inversion qui se manifeste de façon marquante dans le récit. La narration commence par la première personne, par un « je » et se mue ensuite en un « il » à la troisième personne. Ce moment de croisement dans la perception de K. apparaît dans le spectacle des deux triangles inversés. Kafka ne peut donc pas obtenir la reconnaissance de son père, pas plus qu’il ne parvient à affirmer durablement son autonomie au travers de son écriture. La composition indique que ces deux aspects produisent des effets inversement proportionnels, à l’image de l’indétermination qui caractérise le croisement des regards que le physicien porte sur les particules quantiques. Volonté d’agir et volonté d’être, rien n’aboutit faute de choisir l’un ou l’autre point de vue. Ainsi les lettres déchirantes que Franz Kafka adressa à son père ne lui parvinrent jamais. Et loin de vouloir confirmer son identité d’écrivain, il souhaita que ses manuscrits soient détruits après sa mort. L’écrivain est pris dans le piège d’une dualité nullifiante, son propre piège. La lecture du « Château » que donne ma photographie identifie le père de Franz Kafka à la fois comme alpha et comme oméga. L’image de ce père constitue une masse rectangulaire brune et lourde qui s’impose dans la composition aussi bien comme fondement souterrain que comme horizon. Mais c’est dans cette double masse brune qui emprisonne l’oeuvre qu’apparaît un double halo lumineux, une énergie. Il faut en effet admettre que la figure paternelle désespérante fut aussi pour Kafka le moteur de sa création littéraire. Comment ne pas plaindre Franz Kafka ? Son existence fut marquée par un état maladif constant alimenté par la souffrance psychologique. Un fond gris brumeux, sinistre, sert d’arrière-plan à la photographie pour l’évoquer. Il s’agit d’une photographie réelle d’un coin de ciel situé au-dessus du Château de Frýdlant en Bohème dont on suppose qu’il servi de support à l’imagination de Franz Kafka.

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