« Dans le noir, nous verrons clair, mes frères ». Cette promesse d’Henri Michaux annonce son voyage jusqu’au fond obscur de lui-même, là où la nuit remue. La violence de ses mots pulvérise le langage, est langage, son langage. Dissonances, répétitions, ellipses insensées, mots qui seulement meurtrissent. Langage de la haine et haine du langage. Dans la nuit, sans aucun ordonnancement, remuent ses terreurs, ses désespérances et ses défis. Les incantations de Michaux fuient les formes établies auxquelles il faudrait se conformer. Insomniaque inquiet enfermé dans sa chambre, la conscience aiguisée par l’obscurité, il oscille sans cesse entre éveil et cauchemar. Et il avance vers ses monstres, porté par le courant souterrain de sa nuit noire. Le livre de Michaux oscille au centre de la photographie, au milieu de cette nuit qui remue invisiblement. Pour que l’œil perçoive le flux d’une masse de nuit mobile, il fallait d’autres signifiants qui ont aussi cette faculté de ne dire que l’indicible. Le plus évident n’était-il pas de recourir aux procédés de l’inventeur de l’abstraction, Vassily Kandinsky ? D’ailleurs l’un et l’autre ont voulu peindre des gouaches sur papier noir pour faire jaillir la couleur du néant. Kandinsky parle de la « force » des couleurs et de l’interdépendance qui lie intuitivement de pures émotions à des formes primaires. Cette harmonie répond pour lui à une « nécessité intérieure ». Spirituelle. C’est l’âme qui sait le sens des choses et non le cerveau rationnel. Comme le chaos des mots chez Michaux, comme la musique atonale de Schönberg, il s’agit d’un au-delà du langage. Kandinsky observe que le bleu est la couleur du recueillement. Calme et froid, il produit un lent mouvement concentrique. Le bleu s’associe donc au cercle. Le rouge est force vitale. Agité et chaud, il s’impose sous la forme d’un angle droit. Le rouge s’associe donc au carré. Le jaune est une couleur nerveuse et irritante. Agressive et dynamique, elle produit un mouvement excentrique. Le jaune s’associe donc au triangle. Dans la photographie, le passage laissé ouvert par la ligne bleue est arrondi. Calmement, la nuit s’immisce à l’intérieur du cadre central. L’ouverture située au bout de la ligne rouge est à angle droit. La nuit s’engage de ce fait plus vite pour rejoindre le livre. Une ligne inclinée jaune produit un angle plus aigu en réaction du flux le plus fort et inversement. Les deux traits jaunes suffisent pour rendre visible le voyage circulaire de la nuit devenue masse qui tourne lentement autour du livre de Michaux. La nuit remue celui-ci, littéralement, en le faisant pencher vers la droite en réaction à la force supérieure du flux qui entre en haut à gauche du cadre de couleur. Ainsi les pures émotions produisent la force qui fait se mouvoir la nuit.
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