Sade, Justine
100 x 125 cm - 2012


Commentaire de l'artiste 

Le Marquis Donatien de Sade, effrayé par lui-même, disait de ce livre : « brûlez-le, je le renie ». La lecture des atrocités subies par Justine au nom de l’immoralisme est pour le moins éprouvante. Le philosophe scélérat voulait assassiner Dieu et punir la vertu. L'obscénité se veut absolue. Au-delà du pathos sexuel, l’œuvre de Sade est inscrite dans un contexte de pensée dont l’examen phénoménologique est révélateur. Dans cette composition photographique, les triangles de couleur ont vocation d’inscrire l’œuvre dans la temporalité qui la fonde. Les concepts de rétention et de protention empruntés à la définition du temps chez Husserl sont ici mis à contribution. D’un point de vue phénoménologique, il y a dans la conscience une présence des phénomènes passés (rétention) tout comme il y a une anticipation du futur (protention). Ce qui est en rétention dans la conscience de Sade est l’idée du pouvoir d’exercer la violence qui relevait du statut de tout grand féodal. Qui pouvait punir le noble qui violait une jeune fille pauvre, à l’instar de Justine ? Un triangle apparaît d’abord en un rouge sombre teinté de sang. Il représente le souvenir lointain, issu du moyen-âge de ce pouvoir débridé de satisfaire librement ses désirs sexuels. Le triangle rouge apparaît décalé du livre parce que les actes imaginés sont encore plus dévoyés que ceux qui étaient tolérés. Ce qui est en protention dans l’esprit de l’auteur est la volonté de choquer l’esprit religieux de son temps. Un triangle violet représente cette religiosité contrainte. Sa taille est supérieure. De fait, Sade fut emprisonné malgré son titre de Marquis à cause de ses perversions décidément excessives à la fin du XVIIIème siècle. Si les triangles rouge et violet dessinent la ligne du temps dans laquelle s’inscrit l’œuvre dans la conscience subjective de son auteur, le troisième triangle bleu vise à resituer le livre du point de vue du lecteur actuel. Le livre se pose sur sa pointe, en équilibre, parce qu’il relève de notre jugement. Le bleu clair est choisi pour son caractère « neuf » par opposition aux teintes « vieilles » du reste de la composition. Car au XXème siècle, de nombreux intellectuels vouèrent une troublante fascination pour le caractère absolument libre et révolutionnaire des excès sadiens. Michel Foucault, Georges Bataille, André Breton, Maurice Blanchot, Pierre Klossowski et bien d’autres décidèrent de prendre Sade au sérieux. Le divin Marquis était-il autre chose qu’un délinquant sexuel ? C’est la question que veut indiquer le déséquilibre infligé au triangle bleu. Déséquilibre qui constitue en soi un élément de réponse. Les trois triangles sont en appui sur un cadre brun évocateur de la norme sociale de l’époque qui leur correspond. A gauche, le long rectangle sombre sur lequel s’appuie le triangle rouge se rapporte à l’esprit féodal. A droite, le triangle violet pousse un rectangle plus petit puisqu’au moment de la rédaction du livre, l’esprit religieux est affaibli par les Lumières et la pensée révolutionnaire. L’un et l’autre exercent une contrainte sur le livre. Le triangle bleu ciel peine à prendre appui sur une assiette qui n’est pas plus large que sa propre base. Le cadre brun reste ouvert sur le côté haut, laissant possibles d’autres perceptions futures.

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