Une approche spécifique de l’abstraction

Par Gauthier d'Ydewalle

Décembre 2021


Dès le début de mon parcours autodidacte, il y a une vingtaine d’années, photographier un livre sans rien révéler de la pensée qu’il contient me semblait insupportable. Le vrai sujet qui me semblait s’imposer a été le texte contenu dans le livre. Mais comment photographier la pensée ? Je n’étais pas le premier à me poser la question. Il existe une histoire de la photographie de la pensée qui commence avec Louis Darget à la fin du 19ème siècle. Il pose des plaques sensibles devant les cerveaux de ses sujets pour capter des « effluves » dans lesquelles il parvient toujours à distinguer une vague forme pour laquelle il invente des justifications. C’est l’époque du spiritisme mais aussi de la découverte des rayons X. Ces autres révélations de l’invisible l’encouragent à multiplier les tentatives. Jusqu’à mettre son épouse à contribution pendant son sommeil dans l’espoir d’apercevoir les images de ses rêves ou de ses cauchemars. Louis Darget n’a pas fait école car ce n’est évidemment pas l’œil qui suffirait pour percevoir les pensées comme des objets concrets. C’est le cerveau qui y accède au travers de sa capacité d’abstraction. Toute pensée procède de l’abstraction, à commencer par l’exercice du langage. Les pensées littéraires, philosophique ou scientifiques sont elle-même de nature abstraites. Il me semblait a priori logique de trouver dans le champ de l’art abstrait le moyen de donner une représentation formelle à des œuvres littéraires, philosophique ou poétiques. Logique mais non pas évident dès lors que se pose la question de l’art abstrait comme langage. D’emblée s’est imposée la nécessité d’aborder l’abstraction de façon spécifique. Il me fallait définir clairement les fondements sur lesquels une telle approche de l’abstraction – à ma connaissance impratiquée – pouvait être établie. Car au cours de l’histoire déjà longue de l’art abstrait, l’idée d’une correspondance entre signifiant et signifié a fait l’objet de multiples controverses. Gérard Roque, dans « Qu’est-ce que l’art abstrait ? », identifie une approche formaliste où l’accent est mis sur le signifiant. Elle qualifie les artistes qui ont voulu libérer la forme de la tradition jusqu’à la rendre complètement autonome. Pour Malevitch, par exemple, il s’agissait de sentir la forme en évacuant le sens. A l’extrême opposé, Gérard Roque parle d’approche absolutiste quand un signifié transcendantal relie les formes abstraites au monde de la spiritualité. Des artistes comme Mondrian ont ainsi basé leur travail sur une réflexion théosophique. Quant à Kandinsky pour qui les formes et les couleurs portent en elle-même des significations universelles, malgré le titre de son livre « Du spirituel dans l’art », l’on pourrait qualifier son approche de grammairienne ou d’immanentiste. D’autres artistes ont cherché à travailler les formes pour faire apparaître un sens émotionnel, à l’instar de Marc Rothko. Et beaucoup jusqu’à aujourd’hui s’engagent dans une approche référentielle quand il s’agit de nous interpeller sur l’existence d’un phénomène particulier, comme lorsque Peter Haley fait l’évocation des circuits électroniques imprimés. Mais force a été pour moi de constater qu’aucune de ces approches de l’art abstrait ne s’est donné les outils pour donner une représentation formelle d’une œuvre de pensée aussi complexe et étendues qu’un roman ou un essai philosophique. Donner une expression plastique à des œuvres de pensée n’est possible que si l’on utilise un langage suffisamment développé où signifiant et signifiés sont mis en correspondance de façon claire. C’est pourquoi un travail d’écriture complète ma proposition plasticienne dans l’expérience proposée au regardeur de l’œuvre. Dans mes compositions photographique, les formes, les couleurs, les teintes ou les textures sont attribuées – de façon volontariste – à une signification qui est spécifiée dans le commentaire textuel qui l’accompagne. Ainsi l’interprétation des signifiants abstraits n’est-elle plus livrée à un exercice solitaire pour le regardeur de l’œuvre. Dès lors, l’expression formelle procède d’une forme d’écriture. Et celle-ci s’offre au lecteur-regardeur accompagnée de la traduction qui lui est livrée ou dont il sait tout au moins qu’elle existe. Ma proposition consiste en un acte d’écriture, à la fois plasticien et textuel, qui réclame en symétrie un véritable travail conjoint de lecture formelle et textuel. S’il faut la nommer, appelons cela une approche interprétative de l’art abstrait où l’expérience consiste bel et bien en un acte conscient et organisé d’interprétation.


Dans notre culture, formes et couleurs véhiculent des significations plus ou moins évidentes. Il suffit de voir comment les publicitaires exploitent largement les références culturelles existantes. Dans mes compositions photographiques, les correspondances entre signifiant et signifié peuvent parfois rencontrer cette trivialité. Mais le respect des codifications existantes ne constitue pas pour autant une exigence incontournable. Puisque le commentaire me permet de préciser librement le sens des formes abstraites, de les situer dans un contexte, il devient également possible de définir une signification inédite sur mesure. Chaque élément de la composition reçoit de façon volontariste une capacité d’évocation plus ou moins large. Il peut s’agir d’exprimer un simple sentiment ou bien un schéma de pensée plus développé, voire une expérience vécue ou un trait de caractère. On peut faire dire l’indicible à une forme, comme un poète. Il n’y a pas vraiment de limitation. Chacun des éléments signifiants dont le signifié est spécifié dans le commentaire voit sa signification encore enrichie par sa coexistence contextualisante avec les autres éléments de la composition. Le travail de composition contribue à l’établissement de ce langage spécifique et spécifié. Il se caractérise par la recherche d’une forme d’équilibre qui résulte d’une tension entre les différents éléments. Cet équilibre s’établit entre des formes dont le « poids » est fonction de la taille mais aussi de la forme, de la couleur, de la teinte, de la texture, de la luminosité. Il peut être fonction de lignes de forces, de mouvements, de limites, de proportions, de postures. Tout cela peut faire sens, comme la position des éléments signifiants contribue à définir leur signifié. La gauche et la droite établissent une chronologie ou une chaine de causalité. Le haut mène au spirituel tandis qu’un coin en bas peut signifier la descente dans le néant. Les bords de l’image peuvent exprimer des limites. La distance entre chaque élément peut avoir une importance. Il suffit de le définir ou de le redéfinir. Voire d’affirmer le contraire si une inversion des logiques apparentes était porteur de sens, comme par exemple pour signifier une aporie ou un oxymore. Ce faisant, une sorte de contrat s’établit avec le regardeur de l’œuvre à qui il est assuré que toutes les expressions contenues dans la composition recèlent une signification. Aucune n’est jamais fortuite. Mais si chaque élément de la composition doit faire sens, il doit aussi contribuer à créer un tout cohérent. C’est un travail d’unification qu’il faut accomplir aussi bien sur le plan des formes que des concepts. Il s’agit d’inventer un agencement – un macro-concept – qui permettra d’assembler les éléments formels choisis. Face à un livre qui est comme un geyser de sens, il y a un caractère pléthorique du signifié. Chaque livre constitue un défi plasticien qui réclame de toucher à l’essentiel afin de ne pas tomber dans l’anecdotique, la simple illustration ou la juxtaposition chaotique de faits et d’adjectifs. Pour y parvenir, il faut voir que les textes des grands auteurs sont fondés sur un « moteur conceptuel », une « substantifique moelle » ou une « intuition fondamentale » qu’il s’agit de cerner par une longue étude préalable. Au-delà de la lecture du livre en question, il faudra notamment prendre en considération la biographie de l’auteur, le contexte historique, les critiques littéraires et les analyses philosophiques ou psychanalytiques. Il est à noter que l’utilisation du symbole pour exprimer une pensée complexe aurait pu sembler être une alternative à un travail sur la forme abstraite. Mais c’est un leurre car un symbole serait une référence culturelle trop contraignante, trop chargée de sens préétabli, pour contribuer à donner une représentation formelle à un « moteur conceptuel » qui est en soi profondément original. Tandis que des signifiants abstraits mis librement en correspondance avec des significations inventées pour l’occasion et précisées par un commentaire offre la plus grande latitude possible. Et une telle liberté est d’autant plus utile qu’il s’agit d’exprimer une pensée aussi large qu’une œuvre littéraire ou philosophique. Cela étant, un symbole peut aussi subir une spécification volontariste de sa signification mais cela équivaut alors à le réduire au statut d’élément abstrait réinterprété.


Dès lors qu’une attribution d’une signification non conventionnelle peut être donnée à certains signifiants présents dans mes compositions, il s’opère une sorte de dérivation du langage. En canalisant le langage formel dans une interprétation choisie, je crée une sorte de surlangage. Il me semble que le procédé s’apparente à celui du néologisme qui consiste à donner une excroissance à un élément de langage afin de lui superposer un supplément de signification, voir une signification nouvelle. Combiner ce qui relève du sens commun et de l’invention dans le langage formel répond à un besoin pragmatique d’efficacité face à l’objectif d’exprimer la pensée complexe contenue dans un livre. Dans ma démarche artistique, l’abstraction est à voir comme un moyen et non comme une fin. Mais ce n’est là qu’une partie du chemin car en sus, s’agissant d’abstraction ou non, tout plasticien cherche à produire une expression formelle puissante en termes de production d’énergie. Force est de constater que, avec ou sans correspondance avec un signifié, la forme globale de la composition produit plus ou moins d’énergie. L’exigence est d’autant plus grande quand il s’agit de représenter une œuvre de pensée importante qui contient déjà une force créatrice, une énergie qu’il faut essayer de d’évoquer, de reproduire. Et la difficulté s’accroit quand on cherche à réaliser une synthèse entre la production de signifiants visuellement efficaces et de signifiés intellectuellement pertinents. Interprétable, chaque élément agit d’autant plus sur l’équilibre global de la composition. Ce travail de composition répond à la perception d’un « dessin » dans le « dessein » de l’œuvre de pensée qu’est le livre. Les liens qui combinent les éléments abstraits constitutifs d’un « moteur conceptuel » peuvent trouver une expression dans un schéma que l’auteur aurait très bien pu dessiner sous une forme ou une autre avec ses propres correspondances arbitraires entre signifiant et signifié. Même si Flaubert au Nietzsche n’a jamais fait cela, il me semble que cette potentialité suffit à valider la méthode empruntée.


En matière d’art contemporain, il est communément admis que chaque spectateur est tout à fait libre de son interprétation. Cette idée du spectateur qui voit, pense, interprète ou simplement ressent ce qu’il veut devant une œuvre d’art pose évidemment un problème par rapport à ma démarche. Car lorsque je donne moi-même les clés d’une interprétation tout à fait rationnelle dans le commentaire d’artiste qui accompagne ma composition photographique, je ne dis pas au spectateur « Vous êtes libre d’y voir ce vous voulez ». Bien au contraire. Et pourtant, au final, je sais bien que ce le spectateur aura compris lui appartient en propre. Même s’il perçoit le message du commentaire, son schéma de pensée complet, le spectateur le reçoit avec sa culture, sa personnalité, sa perception personnelle des concepts et des mots contenus dans le commentaire d’artiste Et donc son rôle de co-créateur de l’œuvre, comme l’entendant Marcel Duchamp, reste bel et bien avéré. C’est vrai, l’artiste ne peut être certain de ce qui va être perçu par le spectateur, organisme vivant par nature bien trop complexe que pour être prévisible. Mais ce qui importe dans ma démarche est la présence de l’expérience d’une pensée complexe dans l’appréciation de l’œuvre. Le spectateur n’a pas pu voir un éléphant ou une cafetière là où je n’ai jamais voulu en mettre. Il a suivi un cheminement intellectuel. Il a été incité à la rationalité, à ne pas ériger son émotivité en unique capacité de jugement. Il a accepté l’idée qu’une pensée plus lente, profonde et large recèle une valeur. L’expérience de l’artiste et celle du spectateur sont forcément plus ou moins différentes. Mais il existe une alternative à considérer cela comme une fatalité pour y voir, plutôt, une opportunité. L’enjeu – le défi – étant d’augmenter la quantité de sens transmissible dans une tension avec ce qui est du domaine du possible. Toujours dans le but de stimuler un processus partagé de pensée complexe. C’est là un objectif fondamental et un engagement d’artiste qui s’espère contributif pour autrui. La mise en valeur de la pensée complexe, comme le définit le philosophe Edgar Morin dans « La Méthode », profonde me paraît une urgence absolue à une époque où l’accès instantané à une information fournie par bribes dans une multitude de médias crée la tentation de penser vite et donc moins. Le penser vite facilite le travail des manipulateurs en tout genre, notamment des populistes ou des complotistes. La pensée simplifiante, pour reprendre l’expression d’Edgar Morin, favorise le rejet de l’autre et la polarisation de la société. Le fait que l’émotion puisse prendre le pas sur la réflexion conduit à une « émocratie » qui ronge la démocratie en faisant voter au gré de réactions qui prennent le pas sur la réflexion. C’est aussi la pensée simplifiante qui permet l’instrumentalisation dévoyée de l’éthique. Elle rend possible une justification tronquée du racisme, du rejet de la solidarité, de la non-empathie avec ceux qui souffrent. Bref de tous les égoïsmes quand ce n’est pas carrément la haine d’autrui. La pensée simplifiante me paraît une invitation à la barbarie. Tandis que l’invitation à une pensée complexe me paraît constituer un enjeu civilisationnel fondamental. Souligner la valeur capitale du livre, dans ma démarche plasticienne, constitue à la fois un fondement et un horizon.

 

 

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