Point de vue d'un écrivain

Par Romain Sardou

Paris, le 3 septembre 2021


J'aimerais aborder l’œuvre de Gauthier d'Ydewalle du point de vue de l'écrivain. De cette étrange race de femmes et d'hommes qui, depuis que les songes ont vocation à être fixés sous toutes les formes possibles, s'excluent délibérément du monde pour mieux le reconstituer dans leur tête à travers un langage choisi. Tous se réveillent un jour avec, non pas une « œuvre », non pas un « roman » ou un « poème », mais bien un objet entre les mains, quelque chose de lourd, de compact, d'ostensiblement inerte et concret, d'aussi réel dans le monde sensible qu'une poignée de porte ou un verre à dents ...


Je ne connais pas d'écrivain qui ne se souvienne du moment où il a tenu pour la première fois son premier livre imprimé entre les mains. Pendant quelques secondes, il se fiche bien de savoir s'il est beau ou non, si le nom de l'auteur est suffisamment mis en avant, si la couverture est la bonne porte d'entrée vers son univers : il le touche, le caresse, le soupèse, il le renifle peut-être, s'en inquiète. Il est devenu le singe de son propre monolithe...


Les sentiments qui naissent tout de suite après sont trop divers et mêlés pour être généralisés, chaque auteur les vit à sa manière, mais le livre imprimé reste un avertissement : ton je est réellement devenu un autre, et tu vas désormais subir sa loi... Cet autre est un étranger absolu. Cet autre va prendre son temps pour se matérialiser devant son créateur. Il n'est plus l’œuvre de l’œuvre, mais l’œuvre... des lecteurs, ces télépathes qui pénètrent dans le cerveau de l'auteur comme s'ils rentraient chez eux.


L'objet-livre est le véritable point final de l’œuvre aux yeux de son créateur. Mais il est le commencement de la littérature, cet art qui se fait à deux. Malgré ce qu'il peut croire, l'auteur n'en a pas fini avec son livre désormais imprimé ; à travers les lecteurs, il va lui revenir changé, transformé même, autre. Pour paraphraser Carl Jung, on pourrait dire que la rencontre entre un livre et un lecteur est comme le contact entre deux substances chimiques : « S'il se produit une réaction, les deux en sortent transformées... » C'est aussi troublant que choquant. Ce que le primo-auteur ne sait pas encore en tenant pour la première fois son premier livre, c'est que celui-ci va continuer d'évoluer, de grandir même, qu'il va croiser des lecteurs qui lui diront sur son œuvre des choses qu'il ignorait complètement, auxquelles il n'avait jamais pensé en travaillant, il va découvrir que son livre est une partition et que bien des choses involontaires s'y sont inscrites pour être, elles aussi, jouées « fidèlement ». Un auteur croit tout savoir de son livre, il peut en revendiquer la moindre virgule, mais une chose essentielle lui manque : il ne sait pas le lire pour la première fois. Et cela le disqualifie à jamais pour être le meilleur juge de son travail achevé. C'est à cet objet de papier qu'il incombe de faire entendre par d'autres le dernier mot d'une œuvre qu'il croit entièrement personnelle. C'est en cela que le livre différera toujours de la poignée de porte ou du verre à dents. Même s'il vous sert à caler le pied d'une commode, il se peut qu'un lecteur le ressaisisse un jour pour l'ouvrir et redevienne le télépathe critique et amoureux qui lui redonne vie.


Un livre inspire aussi de nouveaux livres. Sénèque se relit dans Montaigne, Montaigne se relit dans Shakespeare et dans Proust, Virgile se relit chez tous les écrivains occidentaux (même ceux qui l'ignorent), en cela plus qu'en tout, le livre n'a rien d'un objet inerte puisqu'il peut féconder des rayons entiers de nouveaux livres, de nouveaux primo-auteurs, de nouvelles découvertes. L'objet-livre est décidément un outil de sorcier, qui s'auto-élabore (comme le dit Edgar Morin), tout en engendrant des doubles infinis sans jamais se répliquer.


Et puis l'objet devient l’œuvre elle-même. Les enlumineurs du Moyen-âge, les relieurs et les illustrateurs du dix-neuvième siècle, les amateurs du beau, ont toujours rendu hommage à la page écrite en la magnifiant. Avec cela, encore, ils sont créateurs de nouveaux, interprètes, et s'ils disent quelque chose de l’œuvre choisie, ils parlent aussi d'eux-mêmes, y compris involontairement.


Gauthier d'Ydewalle parle de lui à travers ses œuvres. Héritier à mi-chemin des frères de Limbourg et de Jorge Luis Borges, il fait œuvre d'interprétation de la chose écrite et, parti de Dante ou de Céline, livre sa lecture dans son langage choisi. Mais, selon moi, cela va tout de suite beaucoup plus loin : aux lecteurs que nous sommes, qui connaissons certaines des grandes œuvres qu'il a abordées, il se fait l’interprète de nos interprétations et son travail réveille nos souvenirs, nos impressions et, surtout, des évidences. Je suis resté béant devant son « Cervantès » et son « Casanova et Kant ». Pour le premier, je me suis retrouvé intégralement replongé dans ma lecture du Quichotte, comme si je venais à peine d'en sortir (alors que cela date) et j'ai longtemps laissé les souvenirs remonter en fixant son triangle rouge, qui est nous, qui est l'Hidalgo, qui est l'auteur manchot, qui est bien d'autres choses encore... ; pour le second, j'ai été pris comme sous une décharge électrique, ou un cri strident, quelque chose qui révoltait mon entendement et me forçait à comprendre ou à m'échapper. Il me ramenait aux limites de ma lecture face à la grandeur des œuvres.


Il le sait, Gauthier d'Ydewalle est un sorcier de la noosphère de Teilhard dans laquelle il s'est si bien reconnu : il la provoque, la rend sensible, active et délicieuse (même chez ceux qui l'ignorent). Sa photographie enveloppe des pensées changées en objet, des images apprises grâce à des mots, des idées tombées dans la matière, des histoires réduites magnifiquement à un trait ou une couleur, il raccourcit en voulant tout dire, résume en définissant, lit en composant, il nous rend voyeur-lecteur.


Je m'imagine un primo-auteur qui, avant même de recevoir et de toucher son premier livre imprimé, aurait le privilège de découvrir une œuvre originale de Gauthier tirée de son ouvrage tout juste achevé. L'encre à peine sèche, toute son œuvre condensée en une photographie... Tout son livre dans un point ou un ruban de Möbius ?... S'il est vaillant, il en apprendra beaucoup sur la littérature en générale (ce tapis-volant au sein de la noosphère) et sur la vie de l'esprit en particulier.


Pour la première fois, peut-être, il aura ce privilège refusé à tous les écrivains de lire son livre... pour la première fois... Pour une photographie, quelle histoire !

 

 

 

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