Portraits photographiés de livres

 

Je photographie des livres en les immergeant dans une composition où les couleurs, les formes, les teintes, les mouvements, les postures ont pour vocation d'exprimer la nature profonde de l'œuvre littéraire, philosophique ou poétique qu'ils contiennent. C'est au fond la même démarche que celle d'un portraitiste. Il suffit pour l'envisager de comprendre que le livre n'est pas un objet inanimé mais bien, d'une certaine manière, un être vivant. Pour fonder cette idée du caractère vivant d'un ensemble de pensées lorsqu'elles sont présentées sous la forme d'un livre, ma démarche emprunte au concept philosophique de "noosphère".

Qu'est-ce que la noosphère ?

C'est dans "Le Phénomène humain", puis dans "L'Avenir de l'homme" (Œuvres – 5) que le philosophe Teilhard de Chardin fut parmi les premiers à utiliser ce mot composé du grec noüs, l'esprit, et de sphaira, la sphère qui a ici le sens du mot espace. La noosphère, ou zone de la pensée réfléchie, est à distinguer de la biosphère, zone où se déploie le vivant et de la géosphère, zone regroupant les objets matériels inanimés. Le jésuite qu'était Teilhard de Chardin ne manque pas d'intégrer ce concept dans une téléologie spirituelle. Mais au delà de cet aspect qui n'intervient pas dans mon travail, il y a un premier constat de l'autonomie objective des pensées structurées en une œuvre, depuis les mythes des premiers âges jusqu'aux théories scientifiques qui restent en devenir. Et l'ensemble de ces entités intellectuelles "vivent", littéralement, dans la noosphère.

Les niveaux du monde

Karl Popper fait un constat similaire lorsqu'il divise l'univers humain en trois mondes. Le monde des choses matérielles extérieures. Le monde des expériences vécues. Et le monde qui nous intéresse ici qui est constitué par les choses de l'esprit. Ce dernier comprend les produits culturels (en soulignant l'importance des livres), les langages, notions, théories et connaissances objectives. Karl Popper l'appelle "le monde trois" et lui attribue une forme d'une autonomie, à tout le moins partielle, dans son ouvrage paru en 1984 "L'univers irrésolu, plaidoyer pour l'indéterminisme". Explicitement, Popper indique que l'œuvre d'art appartient à ce troisième monde. Mes photographies rappellent que le livre et l'œuvre d'art sont des entités de natures similaires. Quoi d'étonnant à ce qu'elles aient vocation de communiquer entre elles ? Des livres parlent de l'art. L'art peut bien parler des livres.

Vie de la pensée

Jacques Monod, dans "Le hasard et la nécessité", va quant à lui plus loin dans l'attribution du caractère du vivant à une pensée ayant acquis une existence propre et autonome. Il explique :

"Il faut considérer l'univers des idées, idéologies, mythes, dieux issus de nos cerveaux comme des existants, des êtres objectifs doués d'auto-organisation et d'autoproduction, obéissant à des principe que nous ne connaissons pas, et vivant des relations de symbiose, de parasitisme mutuel et d'exploitation mutuelle avec nous".

Une science de la noosphère

Plus récemment, s'agissant de la noosphère, Edgard Morin a développée une noologie qui se veut une science de la vie de ces "êtres d'esprits" dont il ne doute pas du caractère vivant et autonome. Morin les a classifié, identifié leurs règles d'organisation propres, décrit leur condition de vie et exploré les modalités de leurs relations de symbiose avec la réalité anthroposociale. Pour Morin, chaque poème invente un monde, chaque roman, chaque film crée un univers. Partout la noosphère s'étend et s'épaissit en interactions complexes. Il constate que les noosphères différentes issues des diverses cultures du globe communiquent désormais plus ou moins entre elles, et elles sont enveloppées par une noosphère planétaire, elle-même en expansion, comme l'est l'univers physique. S'agissant du roman, dans le Tome 4 de La Méthode (p. 169), Morin détaille sa réflexion :

"Un roman, élaboré et contrôlé par un auteur, s'autonomise relativement lorsqu'en lui et par lui un univers se forme, passe à l'être, vit, grouille de personnages dont les principaux à leurs tour s'autonomisent et vivent leur vie, capable de susciter chez le lecteurs son amitié, son amour, sa répulsion, sa haine, ses larmes, ses rires. L'univers du roman peut être plus ou moins communiquant (réaliste), voire interférent avec notre univers, relatant des événements réels et comportant certains personnages réels comme dans La Guerre et la paix de Tolstoï, ou au contraire déconnecté de notre univers, mais dans tous les cas il prend forme et vie, à chaque fois que le lecteur y participe. Ainsi, l'univers d'un roman se nourrit à une double source néguentropique : 1) l'auteur et sa culture, d'où il puise sa substance ("Mme Bovary, c'est moi") et à partir duquel il s'auto-éco-produit; 2) les(s) lecteur(s) où il se re-génère et reprend vie, avec chaque fois des variantes dues à l'idiosyncrasie du lecteur et aux conditions de sa lecture. Il y a quelque chose dans le roman, comme dans le film, quelque chose qui n'est pas seulement de la littérature, de l'art, du divertissement, de la culture, mais qui est en même temps de la vie noosphérique. Plus généralement, toute œuvre, y compris scientifique, prend forme et vie en s'auto-élaborant."

Le livre, enveloppe physique d'une pensée en vie

Si l'on peut considérer que la pensée structurée sous la forme d'une œuvre constitue une sorte d'être vivant au sein d'une noosphère, en se basant notamment sur les réflexions développées par Teilhard de Chardin, Karl Popper, Jacques Monod et Edgar Morin, la nature tout aussi vivante du livre apparaît comme une évidence forte. Comment pourrait-on en effet nier qu'une unicité fondamentale existe entre le livre, l'œuvre qu'il contient et l'histoire de son auteur ? Aussi, photographiant des livres, j'en suis venu à considérer ceux-ci comme étant la "chair" de la pensée qu'ils contiennent. Voilà le sens que l'on peut donner aux portraits de livres que je réalise. Tout comme le corps d'un être vivant dont le photographe parvient, parfois, à extirper l'expression de l'âme, de son identité profonde, de son intériorité individuelle, le livre est dans mes photographies le corps des êtres de pensée et d'esprit issus de cet espace d'une nature différente de l'espace physique, la noosphère, dans laquelle ils se déploient.

L'esprit des livres

Comme le corps humain, le papier imprimé et relié pour former un livre qui contient une œuvre littéraire ou philosophique n'est pas un simple objet. Sa matérialité spécifique rend possible une relation intellectuelle, émotionnelle, affective avec une œuvre de pensée dont l'importance peut être tantôt réduite, tantôt immense. Il est possible d'aimer ou haïr un livre, de le désirer ou de ressentir du dégoût à son égard. Dans une certaine mesure, une relation s'établit aussi avec l'auteur du livre. Bien sûr pas avec la personne elle-même qui est absente ou morte. Mais avec son esprit qu'il faut envisager comme une "méta-œuvre " qui engloberait l'ensemble de ses pensées, lequel appartient à la noosphère tout autant que ses œuvres.

L'acte de photographier un livre

Je cherche à créer une intimité pour ainsi dire charnelle entre le livre et celui qui regarde ma photographie. Il s'agit autant que possible de rendre le livre présent, attirant, fascinant, obsédant peut-être. Bref, je cherche à faire débuter une conversation entre le spectateur de ma photographie et l'être de pensée que constitue le livre, dans l'espace virtuel d'une œuvre d'art qui appartient tout autant à la noosphère. Il s'agit d'exploiter le potentiel d'expression que permettent les postures données aux livres ou l'usage abstrait de formes et de couleurs afin de conférer une certaine présence à la pensée dont il est question. Dès lors, la forme plastique dans laquelle se trouve intégré le livre peut susciter à la fois une émotion et une réflexion. Avec l'espoir de susciter une relation à la fois et intellectuelle affective avec la personne de pensée, l'œuvre, l'être présent dans cet espace de la noosphère que nous partageons.

 

Gauthier d'Ydewalle

 

 

 

 

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